CHAPITRE ELEVEN

ORAGE ! O DÉSESPOIR !


Une grande salle divisée en boxes vitrés. Le clapotement des téléscripteurs. Des bourdilles qui passent, escortant des civils. Le bruit rapide des machines à écrire. L’appel caverneux des interphones.

Me voici enfin dans l’antre de la matucherie new-yorkaise. Je suis assis dans un fauteuil en tubes, fourbu, écœuré par l’existence, faible à pleurer, frileux…

J’ai réussi à dire que je voulais voir l’inspecteur Andy et on est allé le tirer des toiles à domicile. D’ici vingt minutes il sera là.

Plus le temps s’écoule, plus je désespère de revoir mes deux copains autrement qu’à l’état de défunts. Je suis à ce point épuisé que je n’ai pas la force de les chialer. Quand on n’a plus de force on devient fataliste. Ceci, les gars, parce que la réalité perd de sa signification.

Dans ces moments d’épuisement, on pense à la mort comme à un grand régal. Pas seulement pour les asticots, mais pour soi !

On devient le calme et le repos. M… pour la chaleur, pour la lumière, pour le mouvement ! Et, éventuellement, pour la reine d’Angleterre ainsi que le veut la chanson. On se marre, rétrospectivement, d’avoir accordé quelque importance à ce qu’on croyait être de grands événements ! Plus rien n’existe que cet épuisement formidable qui vous retire toute essence humaine 26. On s’aperçoit que la gloire, l’amour, l’argent et la Sécurité sociale sont les composants d’un affreux bidon !

Un chef-bourdille me touche le bras.

Il tient un flacon de bourbon, le cher homme. Il a une bonne bouille compatissante.

— Have a drink ?

Je fais « zoui » du cigare et je saute sur sa bouteille plate comme un percepteur sur un chèque au porteur.

Je me biberonne la moitié de sa gnole. Une chaleur bienfaisante me ramone l’intérieur. Ils me font tordre, les gars de la ligue pour la tempérance, lorsqu’ils affirment que l’alcool est un fléau !

Tu parles, Charles ! Il est des circonstances (et j’en traverse une à gué présentement) où un coup de raide fait du bien par où qu’il passe, je vous jure !

Il me semble que je viens d’avaler un feu d’artifice ! C’était pas de la liqueur de chaisière !

Je rends son flask au galonné.

— Thank you !

Il me frappe l’épaule affectueusement, mais avec cette belle vigueur américaine, bien connue, et je manque chuter du fauteuil.

Puis il entreprend de m’expliquer qu’il a fait la guerre en Europe et qu’il a gardé de Paris un souvenir inoubliable. M’est avis que les pétroleuses de Pigalle ont dû avoir des faiblesses pour ses dollars.

Fin des congratulations, car voici Andy !

Il s’agirait de mon frangin, je ne serais pas plus heureux !

Il a le regard un peu lourd, avec des poches de tablier sous les lampions. Réveillé en sursaut, le collègue ! Il ressemble à une réclame pour les pilules qui ont mis la constipation K.O.

— Hello ! me dit-il en serrant ma paluche.

Je le mets au courant de tout ce qui s’est passé depuis notre dernière communication téléphonique. Ça lui paraît un peu beaucoup pour une première journée.

Lorsque j’ai craché le morcif, il décroche un tubophone.

Je l’entends commander une bagnole complète de matuches avec motards d’escorte.

— Allons-y, fait-il.

Je tends la main vers le digne garçon qui m’a offert son flask.

Il rigole et, bon zig, me lance sa bouteille.

Vite, je me mets quelques nouveaux centilitres de super dans le réservoir.

Je bois en marchant. Faut vous dire que je suis un virtuose. C’est toujours moi qui jouais les solos à l’harmonie de Bouffémont.

Nous montons dans la guinde d’Andy, une chouette Dodge flambant neuve, très discrète (crème et rouge avec une bande verte sur les ailes et des damiers noirs et blancs sur les lourdes). L’autre bagnole nous attend déjà, bourrée de limiers. Deux motocyclistes font pétarader leurs seringues, un pied à terre, les manches de chemise flottant déjà au vent de la noye.

Tout en pilotant son tréteau, Andy soliloque :

— Tout ça est un coup monté.

— Comment ?

— La femme vous a fait évader sur l’ordre du chef.

— Pourquoi ?

Il réfléchit.

— Well ! Un de vos hommes a parlé. Il a dit que vous étiez des agents français. Seulement, les autres n’ont pas dû le croire. Ils ont voulu faire une expérience…

— C’est-à-dire ?

— Vous libérer. Si vous allez à la police, c’est qu’en effet vous êtes des policiers, you know ?

— Oui, ça m’a l’air pas bête. Et ils me filaient ?

— Certainement ! Lorsqu’ils vous ont vu en compagnie d’un cop, ils ont compris que vous étiez effectivement de la police et ont voulu vous empêcher de témoigner coûte que coûte.

Je m’assombris.

— Alors mes camarades sont morts, dis-je, sinistre comme un ordonnateur de pompes funèbres en deuil.

— Pourquoi ?

— Pour la même raison qui a décidé ces truands à m’abattre. Quand on fait subir de tels sévices à un policier, le descendre est presque un devoir, non ?

Il ne répond pas. Nous venons d’arriver devant le 214 de la 23e Rue.

Maintenant c’est ici que les Athéniens s’atteignirent, que les Satrapes s’attrapèrent, que les Perses se percèrent, que les Grecs se graissèrent et que les Parthes partirent, comme se plaisait à le déclamer mon vieil ami Tréçon, l’inventeur de la cédille.

Malgré mon infinie faiblesse, je jure de montrer un peu à ces sadiques (comme Arnot) avec quel poêle à mazout que je me chauffe 27. Je dois bien reconnaître que j’ai dans certaines circonstances un caractère de chien ; de chien qui n’aimerait pas les niches 28.

Nous enquillons l’escadrin, Andy, mon ami Moi-même et les choristes de la maison Viens-Poupoule ! Sur la pointe of the feet, nous grimpons deux étages. Je reconnais la lourde par laquelle je me suis évacué une plombe plus tôt. La moindre des politesses voudrait que nous manifestions notre arrivée par un coup de sonnette, voire un simple heurt avec l’index replié contre le chambranle de la porte. Mais nous préférons cueillir ces messieurs-dames au paddock, pour autant qu’ils y soient encore. Tous les bignolons aiment à jouer au chah et à la houri.

C’est pourquoi un spécialiste de la maison Royco se met à faire des guili-guilis à la serrure, laquelle, contrairement à la Vieille Garde, se rend sans faire d’histoire.

Toujours sur la pointe de nos quarante-deux fillette, nous pénétrons dans l’appartement. Il est silencieux. Je repère la pièce dans laquelle j’ai prouvé à Miss Ensorcelle-moi que le plus court chemin d’un point à un autre c’était la ligne droite, et que les Français sont imbattables pour ce qui est du coup du milieu !

La pièce est vide. Il n’y flotte, pour moi, qu’un charmant souvenir car, plus j’y pense, plus je me dis que, chiqué ou pas, cette nana valait le déplacement d’air. Elle me plaisait vachement et je suis satisfait de l’avoir jointe à ma collection.

Je pourrais lui dire, comme le fiancé de la romancière « J’aime beaucoup votre prose ! »

Andy qui a pris son pétard en main, comme chaque fois qu’il se rend dans le monde, referme la porte doucement. Nous nous dirigeons vers les autres pièces, les inventorions à tour de rôle, ce qui nous permet de constater qu’elles sont toutes aussi vides qu’une des jambes de pantalon d’un unijambiste 29.

— Ils ont pris le large ! déclare Andy auquel rien n’échappe.

Moi, je suis perplexe.

— Andy, murmuré-je, je viens de constater un fait troublant.

— Vraiment ?

— Nous ne sommes pas dans l’appartement où on m’a torturé.

— Vous vous êtes trompé d’immeuble ? s’inquiète mon estimable collègue d’outre-Atlantique, lequel se voit déjà révoqué pour perquise illicite.

— Non ! C’est bien d’ici que je me suis sauvé avec le concours de la fille. Mais ce n’est pas ici qu’on m’a torturé. Pendant mon évanouissement, on m’a changé de domicile !

Il se gratte le menton. N’étant pas rasé, ce mouvement produit un bruit de râpe à bois.

— Je comprends, affirme-t-il.

— Qu’est-ce que vous comprenez ?

— Ils vous ont amené ici justement parce qu’ils voulaient vous faire évader… Ils avaient tout prévu, même la possibilité de vous rater avec la mitraillette ! D’ailleurs, si vous n’aviez pas été un policier, ils ne tenaient pas à ce que vous puissiez retrouver l’adresse.

Là-dessus il donne des ordres à son personnel. Ces messieurs se dispersent.

— Je fais demander à qui appartient cet appartement, m’explique mon compagnon. Ceci peut donner un indice !

Mais je sens que c’est scié de ce côté-ci ! Ces vaches-là sont mieux organisées qu’un banquet à l’Elysée. Ils ne laissent rien au hasard.

Andy, me sentant déprimé, me frappe l’épaule.

— Come, boy !

Il est gentil, ce mecton.

— Venez à la maison, dit-il. Nous boirons un bon scotch en attendant le jour.

C’est un programme assez dans mes cordes. Pourtant j’objecte :

— Mais… Et mes potes ?

— Vos quoi ?

— Mes collègues !

Il hausse les épaules.

— De deux choses l’une, cher garçon. Ou bien ils sont déjà morts ou bien les gangsters ne les tueront pas tout de suite afin de se servir d’eux comme otages…

Son raisonnement tient debout sans stabilisateur, pourtant il n’est pas fait pour me réconforter.

Nous retournons à la voiture.

— S’il est arrivé malheur à vos amis, nous les vengerons, promet Andy. Il ne faut pas vous tourmenter. Il y a chez vous un proverbe sur la vengeance, comme dites-vous déjà ?

Je récite, sans enthousiasme :

— La vengeance est un plat qui se mange froid

Andy rigole, content. Tel un élève au cours du soir, il répète :

— La vengeance est un plat qui se mange…

Il s’arrête et questionne, avec cette logique qui fait la force des Amerlocks :

— Vous dites qu’il se mange… Et pourtant vous dites aussi qu’on a soif de vengeance. Alors la vengeance doit se boire, dear friend !


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